jeudi 6 septembre 2018

UNE FARCE CRUELLE. MASI, de Gary Victor.


Dans cette rentrée littéraire encore foisonnante, avec près de 600 titres qui se bousculent sur les tables des librairies, figure Masi, un OVNI inattendu qui nous parvient de la planète Haïti, un roman de Gary Victor, l’écrivain haïtien le plus lu dans le monde.
On y suit avec amusement l’itinéraire improbable de Dieuseul Lapénuri, un homme jeune, veule et conformiste, il participe activement aux offices du Pasteur le dimanche, très heureux d’avoir obtenu un petit poste dans un ministère malgré des études médiocres, mais qui garde une trace profonde des mauvais traitements que lui a fait subir son père dont la violence verbale n’a jamais cessé à son égard.
L’itinéraire de Dieuseul commence à s’infléchir quand il se marie avec Anodine, une fille ravissante et ambitieuse qui compte un oncle ex-sénateur dans sa famille, ce qui vaut à son mari deux promotions successives jusqu’à ce que celui-ci soit en situation d’accéder au rang très envié de ministre. Mais il faut faire bien des concessions pour obtenir ce poste : passer dans le bureau du président... et surtout sous le bureau. Dieuseul comprend trop tard, au moment de faire un choix devant l’engin présidentiel, lui l’hétérosexuel convaincu doit se résoudre à satisfaire les ambitions menaçantes de sa femme qui l’a enjoint le matin même à sortir ministre de ce bureau. Le passage dans lequel aucun détail n’est épargné est désopilant, mais la langue, si j’ose dire, d’un Gary Victor malicieux à souhait emmène le tout dans la déflagration de l’éros du héros, il sera troublé d’y avoir pris du plaisir, laquelle se confond avec la puissante jouissance du président qui récite du Rimbaud et du Baudelaire tout au long de son extase. Car l’ingénu en matière homosexuelle obtient un résultat qui dépasse toutes les attentes et d’avoir fait jouir à ce point le président, qui s’en ouvrira aux autres ministres, va lui attirer envie et jalousie. On veut surtout connaître sa technique.
Dieuseul Lapenuri hérite donc d’un ministère, celui des Valeurs Morales et Citoyennes... il lui est précisé tout de suite qu’un dossier prioritaire l’attend sur son bureau, rien de moins que l’organisation d’un festival gay et lesbien, imposé et financé par les pays occidentaux, qui encombre le pouvoir. On recommande la plus grande diplomatie au ministre. Difficile de se passer de l’argent de la communauté internationale, tellement souhaité dans d’autres dossiers, et impossible de laisser penser à la population qu’on accepte sans réaction la morale déviante de l’occident. Dieuseul Lapénuri se retrouve très vite isolé et on se demande alors comment il va pouvoir se tirer de ce mauvais pas.
Masi est un conte cruel, une farce sombre et jubilatoire sur le pouvoir, la misère, et les préjugés autour de l’homosexualité. On y rit beaucoup.
Masi. Éditions Mémoire d’encrier. 19€

« On chuchote que, grâce à La flûte enchantée de Mozart, le citoyen Dieuseul Lapénuri est nommé ministre aux Valeurs morales et citoyennes, avec le mandat d’arrêter la dégradation des mœurs et l’abomination qui gangrènent la République. L’île sombre dans la luxure. Le président se croise les bras et s’amuse à jouir, en criant Whitman, Rimbaud et Baudelaire. Entretemps, la première édition du festival gay et lesbien Festi Masi est annoncée. Les autorités s’y opposent de toutes leurs forces. Le festival, devenu affaire d’État, prend des proportions inimaginables. Cette ruée vers la vertu, on le sait bien, n’est que mirages et effronteries. Un roman qui nous propulse dans les bas-fonds de l’âme humaine. »
Romancier et journaliste, Gary Victor est né à Port-au-Prince où il vit. Ses ouvrages sont publiés en France, au Canada et en Haïti. Il a reçu de nombreuses distinctions et prix littéraires. Il est l’auteur d’une œuvre originale acclamée dans son pays.


dimanche 11 février 2018

CACIA ZOO, MODÈLE DE LA LIBERTÉ...

Autoportrait (C) Cacia Zoo

En matière de photographie, ce sont bien les modèles féminins qui captent le plus facilement le regard des spectateurs. Je ne compte pas évoquer ici ceux auxquels on assigne une fonction publicitaire, où leur attitude, l’environnement, les vêtements qui les habillent  (quand ils en portent), procèdent d’une construction n’ayant pour but que de compléter ou doubler visuellement le message promotionnel. Je ne veux ici parler que de la photo d’art même si je ne dénie pas aux photographes publicitaires une véritable démarche artistique.
De tous les modèles féminins que j’observe depuis que je m’intéresse à l’image et à la sémiologie, l’un de ceux qui me fascinent le plus est Cacia Zoo, modèle et artiste new-yorkaise que j’ai eu le plaisir de découvrir sur le site Tumblr, application ouverte où il est possible à tout le monde de visiter son univers.http://caciazoo.com/ Le nombre de photos sur lequel apparaît ce modèle est considérable et peut filer le vertige (il apparaît toutefois que l’artiste a considérablement réduit le nombre de ses photos dernièrement).
La mine boudeuse ou amusée, elle s’y affiche, souvent dévêtue ou le visage en gros plan, réussissant cet étonnant tour de force, quel que soit le photographe qui l’a figée, de diffuser sur l’ensemble de la photo une onde puissante de mystère. Cacia Zoo, de ce point de vue, fait presque mentir Alfred Hitchcock, lequel déclarait qu’il détestait les actrices qui portaient leur sexe sur la figure au prétexte que leur visage ne prêtait aux spectateurs aucune possibilité de projection, aucune ambiguïté, ainsi préférait-il les femmes au visage froid, glacé, blonde, mais peut-être capables de vous entreprendre dans un ascenseur. On sait que Grace Kelly fût son plus grand fantasme. Et pourtant, si Cacia Zoo semble tout le contraire de ce genre de femme, avec ses cheveux bruns et raides, sa peau mate, cette bouche pleine d’une vibrante sensualité, il n’en demeure pas moins que si elle se multiplie de toutes les façons et dans toutes les positions, elle ne cesse dans le même temps de se dérober à qui voudrait la saisir pour percer son énigme. Vous pouvez penser qu’elle s’exhibe, mais c’est pour mieux se cacher, ou pour chercher une belle fuite en cultivant toutes les ressources de sa liberté.
Cacia Zoo pourrait être une femme caoutchouc, un modèle de silicone capable de prendre toutes les formes.
(C) Cacia Zoo
Cette troublante souplesse qu’elle utilise volontiers évoque les cascades enfantines et lui confère une touchante innocence. Cette modèle navigue avec une étonnante aisance entre candeur et provocation, quelque chose se consume en elle, un
feu intérieur alimenté par une énergie totalement renouvelable 
et inépuisable qui va de l’un à l’autre. Mais plus que tout, Cacia Zoo apparaît comme une exploratrice. Ses poses ne sont jamais conventionnelles, elle participe à l’invention de chaque photo en tentant de s’écarter de tous les sentiers battus. C’est un modèle particulier qui cherche en permanence à inventer la photo dont elle-même est à la fois l’objet et le sujet. Elle interroge le vide, elle le défie même, elle prend un malicieux plaisir à le traquer, à le poursuivre, à l’occuper, à le dépasser.
(C) MAmu
Chaque photo 
est un espace dans lequel elle laisse flotter son corps, c’est un sentiment d’apesanteur que donne ce personnage qui finit par exister quand se réunissent toutes ses apparitions dans l’esprit du spectateur. C’est dans l’accumulation qu’on la trouve et qu’il est possible de saisir son âme. J’ai souvent pensé que la nudité n’est pas sexuelle. Cacia Zoo ne l’est jamais à mes yeux. Qu’elle soit nue, ou habillée des sous-vêtements les plus affriolants, c’est toujours sa part ludique qui ressort de l’ombre funèbre, et qui l’emporte même si je la crois plus près de Thanatos que d’Éros. Elle ne cherche jamais à faire la démonstration de sa beauté, comme trop souvent les modèles, bien au contraire, il peut lui arriver de s’enlaidir sans que cela ne lui pose le moindre problème.
(C) Robert Szatmari
La beauté n’est pas un enjeu pour elle, son corps ne veut pas être autre chose qu’une célébration de la vie. Cacia Zoo attire capte la curiosité des photographes. Chacun cherche à l’interpréter en l’attirant dans son univers, en lui appliquant ses propres repères, mais le plus souvent les photos semblent n’avoir qu’un auteur, leur modèle, cette femme qui pourtant s’abandonne et demeure insaisissable. Ici repose toute la beauté et le charme de son paradoxe.
Il faut souligner, et c’est juste mon avis, que c’est de sa relation et de sa collaboration avec cet extraordinaire photographe et artiste qu’est Teknari que sont nées les plus belles et les plus fortes images, que ce soit pour l’un comme pour l’autre. Ce travail pourrait d’ailleurs faire l’objet d’un article à lui tout seul.

Alors, je suis curieux de ce travail de Cacia Zoo, l’artiste, de ses photos et de ses vidéos, et je veux continuer cette observation en étant attentif aux virages que prendra son inspiration, mais j’invite tous les curieux de la chose photographique à porter un regard sur son univers singulier et pluriel.
(C) Cacia Zoo


samedi 27 janvier 2018

QUARTIERS NORD, MONUMENT DE LA SCÈNE MARSEILLAISE !!!



Le groupe Quartiers Nord fêtait ce vendredi et samedi 26 et 27 janvier 2018 ses 40 ans d’existence au théâtre Toursky, lieu magique et vibrant qui a servi d’écrin à toutes ses productions depuis tant d’années. Ceux qui se seront donnés la grande chance d’être présents dans ce moment exceptionnel, loin de résonner comme un bilan, auront assisté à un spectacle plein mené à un rythme infernal, tirant une putain d’énergie de toutes ces années défilant parfois sur l’écran qui surplombait le fond de scène. Capables d’un rock puissant et électrisant comme de mélodies entraînantes, certaines devenues des tubes issus de leurs opérettes-rock, un genre dont la postérité les désignera à jamais comme les inventeurs, Quartiers Nord a déroulé tout le spectre plein de relief de son registre si singulier, avec ses textes sans concession à l’humour jubilatoire. Il fallait être jobard, il y a 40 ans pour décider de ne chanter cette musique qui a inondé le monde à partir des années 50, ni en anglais sa langue originelle, ni en français, tellement fade, mais en marseillais, avec ses mots terribles, épicés, violents et rebelles. Ce langage traverse tous les morceaux, il les tient en équilibre entre rage, rire et poésie, il vient des quartiers populaires de la ville dont les tous les membres sont issus, il vient du caniveau dans lequel les puissants maintiennent les plus faibles, c’est à partir de là que Quartiers Nord a bâti son répertoire et ce n’est pas un hasard si la chanson par laquelle Rock, l’un des leaders historiques du groupe, jean serré et poitrine nue sous un blouson de cuir, attaquait ce concert monumental avec Incrusté dans un WC :
« J’habite un vieux WC, dans une cour désaffectée, perché sur le flotteur d’une chasse d’eau bouchée, infect et fétide, bourré de tous les vices, je me proclame Roi de tous les parasites. »
Il enchaînait avec « Pré-Hu’ » quasiment une façon d’assumer pleinement sa place de dinosaure du rock, ce genre musical dont les jeunes des quartiers se détourne au profit du Rap : « Moi je suis le dernier vivant d’une ère terrassée, Pré-Hu’, Pré-Hu’, je tiens à ce statut ». Et puis ce fut le rire avec l’arrivée comme deux bras cassés des vieux complices, Tonton et Fred Achard, pour un tonitruant One again a fly qui sans ambiguïté annonçait à la face du peuple que le groupe plus que jamais soudé humainement, vocalement, musicalement, allait remettre çà sans vergogne et sans modération, c’était beau, c’était pêchu et toute la salle, pleine à craquer, il faut le souligner, bascula dans les folies de la jeunesse, de l’inconscience et de la rébellion. Ce fût non stop jusqu’au bout et j’arrêterai là l’inventaire de ce qui suivit, tant pis pour les absents. Et il faut dire avant d’aller plus loin toute la beauté de l’ensemble musical dirigé par l’autre leader, Loize (Alain Chiarazzo), un des meilleurs guitaristes français, voire européen, soutenu par John Massa, énorme au saxo, et tous les autres. Quartiers Nord est un monument du patrimoine musical et littéraire marseillais. Ainsi devrait penser tout marseillais qui se respecte. À celui qui m’objecterait que je n’ai pas à me hisser en arbitre du bon ou du mauvais goût je répondrais qu’il regarde bien alors qui il est et d’où il vient et s’il est marseillais, ce que ça veut dire pour lui quand il n’assume pas la vulgarité, le mauvais goût, l’irrévérence, certes parfois pénible, mais aussi la poésie et le rire ainsi que la révolte dont nous sommes ici tous porteurs à des niveaux très différents, sans oublier la mauvaise foi et l’excès... Quartiers Nord est à placer irrémédiablement à côté de Pagnol, sous son bienveillant patronage, tout comme Joe Corbeau et les Massilia Sound System, avec Vincent Scotto et Sarvil. Rock (Robert Rossi), Tonton (Gilbert Donzel) personnage atypique qui n’a aucun équivalent sur la scène française, Fred Achard, sûrement l’artiste de scène le plus complet que nous ayons, sont les dignes enfants d’Alibert, de Fernandel, Charpin, Blavette, Rellys, Andrex. Ils sont porteurs du même génie de la distance et de la légèreté déjantée, ils proviennent des mêmes entrailles du peuple d’en-bas. Ce serait une grave faute pour nos contemporains de ne pas reconnaître dans leur grande majorité le caractère emblématique que leur octroie déjà plusieurs milliers de personnes dans notre région, ce serait une grossière erreur de ne pas les accompagner et les soutenir comme le firent encore ceux qui assistèrent à ces deux concerts d’anniversaire. « Il me manque des morceaux » disait un homme devant moi à sa compagne, « ils ont pas fait Engatse sur le 31 ». Un autre plus loin se plaignait de l’absence de Partouze à six à minuit moins dix. Je regardai alors ma montre qui affichait cette heure jouissive. Le concert avait plus que largement passé les deux heures et tout le monde était encore dans les vapeurs du plaisir. Tu en connais beaucoup des concerts où tu as envie de remercier chaleureusement les acteurs à la fin ? Moi non, et pourtant je sors pas mal.

Là-haut, il y a une petite vidéo du début du final, jusqu’à ce que la mémoire de mon tél me lâche... et merde, j’aurais bien tout filmé jusqu’au bout. Il faudra surveiller les morceaux tirés de la captation vidéo qui se faisait parallèlement, mais plus que tout, Quartiers Nord se produit régulièrement dans toute la région, ne les manquez sous aucun prétexte, ils vous parlent de vous, de vos tripes, enfin, de Nos pieds-paquets à la marseillaise.