jeudi 9 août 2012

MARSEILLE, MON AMOUR...

Marseille 6/08/2012 (c) Thierry B Audibert
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Le moindre discours sur Marseille assure l'échec à celui qui s'y risque, qu'il soit marseillais ou non. Je ne connais guère de ville qui échappe aussi fort aux idées même les plus complexes qu'elle fait naître pour qui se lance dans l'exercice périlleux de la cerner, aussi bien dans sa réalité du moment que dans le vertige de son histoire et les incertitudes de son avenir. Je serais tenté de penser qu'il existe autant de "Marseille" que de marseillais, et que chacun, même celui qui ne fait qu'un court passage à l'intérieur des courbes découpées de son littoral où se mêlent le blanc de la roche et l'azur de la méditerranée, n'attrape jamais qu'un lambeau de sa vérité et doit bien se garder de la réduire à ce ridicule fragment.

Elle recèle pourtant un extraordinaire pouvoir de fascination, d'irrésistible attirance ou au contraire de répulsion. Rarement ou jamais d'indifférence. Comment pourrions-nous expliquer un tel phénomène sans tomber à notre tour dans l'admiration béate ou le rejet revanchard qu'entraine souvent l'amour déçu, car par bien de ses aspects, il faudra au moins le reconnaitre, Marseille est décevante.

Par la nature même de sa constitution, avec le mariage de deux peuples, les ségobriges installés ici plusieurs siècles avant Jésus-Christ, avec les phocéens venus de la mer ionienne, à partir des noces sûrement légendaires entre Gyptis, la fille du roi Nann et Protis le chef de l'expédition phocéenne qui s'enfonça dans cette calanque profonde que fût le Vieux-Port avant qu'il ne devienne le centre de la ville, mais aussi par la lente agglomération des villages alentour, 111 ou 116, chacun y va de son chiffre, on entraperçoit ainsi la perspective d'une grossesse multiple dont chaque fruit apparait bien distinct tout en affichant une trompeuse ressemblance.

Il y a les marseillais de la mer et ceux de la campagne. Il y a les isolés indépendants qui se tiennent loin des dangers de la multitude, accrochés à leur lopin de terre, à l'écart ou sur les hauteurs, et il y a ceux qui vivent de l'échange de marchandises, d'informations, qui considèrent l'étranger comme une richesse à venir et ne se montrent pas contrariés par sa présence dans l'enceinte du port, ou sa persistance à s'installer.

Il semble qu'en chaque marseillais, et bien plus fort qu'en n'importe quel point de l'hexagone, réside un double-mouvement d'élan vers l'accueil et de tentation d'ignorer quand ce n'est pas de rejeter. Nous l'avons encore vu lors des dernières élections présidentielles, où Marine Le Pen fût crédité d'un excellent score au premier tour (je veux dire bien supérieur à la moyenne nationale), sans que cela n'empêche François Hollande de finir en tête au second.

Les nouveaux arrivants se montrent souvent étonnés par leurs difficultés à nouer de véritables liens avec la population locale en dehors de quelques relations superficielles issues du monde professionnel ou associatif, après avoir, un temps très court, fait l'objet de curiosité et d'apparente sympathie.

Cette ambiguïté interne au marseillais, cette dualité qui pourrait menacer son propre équilibre, le marseillais la projette également dans le jugement qu'il porte sur sa ville. À ceux qui dresseront de manière enthousiaste un tableau enjôleur de la capitale du sud, le marseillais cachera son plaisir de ce doux reflet tout en s'empressant de modérer ardemment ce qui lui apparait comme la description d'un dangereux mirage. Sa réaction sera différente et fiévreuse, pour ne pas dire énergique et ordurière auprès de celui qui sans ménagement livrera le récit de ses répulsions à l'égard d'une ville jugée méprisable.

A l'heure où la ville depuis bien longtemps se cherche un nouveau destin, quelle Marseille pouvons-nous souhaiter, nous qui la vivons comme une mère excessive et généreuse mais aussi, violente et tourmentée, alternant les ondes délicieuses et d'autres chargées de mille dangers ?

De quelle ville pouvons-nous rêver quand les travaux des sociologues, des économistes, des architectes les plus fous et géniaux, les politiques les plus décidés ne pourront jamais la canaliser, la contraindre à devenir ce qu'elle ne sera jamais, une ville droite, polie et policée, où chaque ignoble aspérité aurait disparu, la faisant apparaitre comme une vierge immaculée mais mortifère. Marseille, jamais ne pourra se laisser retirer sa passion, ses ardeurs et sa nonchalance. Marseille n'existe que dans sa multiplicité, dans ses rebellions séductrices. Certes, on pourra toujours par je ne sais quel nouveau procédé d'aménagement urbain, tenter d'effacer toute trace de misère, rejeter les pauvres à ses frontières, rien n'y fera. Et même si cela devait la conduire un jour à son écroulement. "Tu verras, un jour Marseille ce sera Beyrouth" me disait souvent mon père à la fin de sa vie. Et l'écrivain Gilles Ascaride, l'ami de mon ami Henri-Frédéric Blanc a intitulé l'un de ses romans : "Sur tes ruines, j'irai dansant" (à lire absolument aux éditions Le Fioupélan). Tous les scénaris sont possibles.

Mais au final, la ville trouvera son chemin toute seule, au mépris des règles et des convenances. Elle deviendra ainsi ce qu'elle est déjà : unique et irremplaçable, à la fois vivante et endormie, caressée par le soleil, l'eau, et le vent : Marseille, mon amour.